Les Gens de Durin

 

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Chez les Eldar comme chez les Nains eux-mêmes, on raconte d'étranges choses sur les commencements du peuple des Nains ; mais tout cela se situe si loin en amont de nos jours, qu'on en dira peu ici. Durin est le nom que les Nains attribuaient à l'aîné des Sept Pères de leur race, ancêtre de tous les Rois à la Barbe fleurie. Longtemps il dormit solitaire, jusqu'à l'aurore des temps et l'éveil de son peuple, puis vint à Azanulbizar ; et il fit sa demeure dans les grottes au-dessus de Kheled-zâram, à l'Est des Monts Brumeux, là ou plus tard furent les Mines de la Moria, célébrées dans les chansons.
Il vécut là si vieux que par monts et par vaux il fut dit Durin Trompe-la-Mort ; et pourtant il mourut enfin, avant le terme des Jours Anciens, et sa tombe se trouve au Khazad-dûm ; mais sa lignée jamais ne tarit, et par cinq fois, il naquit en sa Maison un héritier si fort à la semblance de son Ancêtre qu'il fut nommé Durin. De fait, les Nains voyaient en lui la réincarnation de Durin Trompe-la-Mort ; car ils possédaient bon nombre de légendes et de croyances étranges sur eux-mêmes et sur leur destin en ce monde.
Lorsque le Premier Age prit fin, le pouvoir et l'opulence du Khazad-dûm s'accrurent considérablement, car le pays s'enrichit d'une multitude de gens, et de leurs savoirs et savoir-faire, venus des anciennes cités de Nogrod et de Belegost, dans les Montagnes Bleues, cités détruites lorsque fut jeté bas le Thangorodrim (montagnes obscures qui s'élevaient au-dessus de l'Angband, la forteresse-prison de Morgoth). La puissance de la Moria se maintint à travers toutes les Années Sombres et sous l'Empire de Sauron, car bien que l'Eregion fût ravagée et les Portes de la Moria closes, les salles souterraines du Khazad-dûm étaient trop profondément et solidement retranchées et s'y pressait un peuple trop nombreux et trop vaillant pour que Sauron en vienne à bout de l'extérieur. Ainsi ses richesses demeurèrent-elles longtemps intactes, bien que sa population ait commencé à décroître.
Et vers le milieu du Troisième Age, il advint que le Roi était de nouveau Durin, sixième du nom. Le pouvoir de Sauron, serviteur de Morgoth, s'affirmait de nouveau alentour, bien qu'on ignorât encore quelle était cette Ombre qui gagnait la Forêt du côté de la Moria. Toutes créatures malfaisantes s'agitaient. Les Nains, à l'époque, fouillaient toujours plus profond sous Barazinbar en quête de Mithril, le métal sans prix qui chaque année se faisait plus difficile à extraire. Et c'est ainsi qu'ils tirèrent de son sommeil un être immonde qui, s'échappant des ruines du Thangorodrim, était resté tapi dans les tréfonds de la terre, depuis la venue de l'Armée d'Occident : un Balrog de Morgoth. Et il tua Durin, et l'année suivante, son fils Náin Ier ; et ainsi s'éclipsa la gloire de la Moria, et son peuple fut décimé ou prit la fuite, se réfugiant au loin.
La plupart de ceux qui s'échappèrent purent gagner le Nord, et Thráin Ier, le fils de Náin, vint à Erebor, au Mont Solitaire, sur la lisière occidentale de la Forêt Noire, et là il se lança en de nouvelles entreprises et devint Roi sous la Montagne. En Erebor, il trouve l'Arkenstone - la Pierre Arken - le Joyau - rare, Cœur de la Montagne. Mais Thorin Ier, son fils, s'exila et il s'en fut au Grand Nord, s'établissant dans les Montagnes Grises où s'assemblaient à présent la plupart des gens de Durin ; car riches étaient ces Monts et peu exploités. Mais les solitudes au-delà étaient fréquentées par des dragons ; et bien des années plus tard, ces dragons redevinrent puissants et se multiplièrent, et ils firent la guerre aux Nains, pillant leurs installations. Et tout à la fin, Dáin Ier et son second fils Frór furent tués aux Portes du Palais par un dragon, un Grand Drac au sang glacé.

Peu après, la plupart des gens de Durin abandonnèrent les Montagnes Grises. Grór, le fils de Dáin, s'en fut avec nombre de ses compagnons, aux Monts du Fer ; mais Thrór, héritier de Dáin, avec Borin, frère de son père et le reste de la population, revint en Erebor. Thrór rapporta la Pierre Arken et la replaça dans la Haute Salle du Palais de Thráin, et lui et son peuple prospérèrent et s'enrichirent et ils gagnèrent l'amitié de tous les Hommes qui séjournaient alentour. Car ils fabriquaient non seulement des objets étonnants et de rare beauté, mais aussi des armes et des armures de grande valeur ; et il y avait un commerce actif de minerai entre eux et leurs parents dans les Monts du Fer. Ainsi les Nortmen qui vivaient entre la Celduin (la Rivière Vive) et la Carnen (la Rivière Rouge) reprirent courage et refoulèrent tous les ennemis en provenance de l'Est, et les Nains vécurent dès lors dans l'abondance, et on chantait et on festoyait dans les Hautes Salles d'Erebor.
Ainsi se propagea la rumeur des richesses d'Erebor, et elle atteignit les oreilles des dragons ; et voici que Smaug le Doré, le plus puissant dragon de son temps, se leva et attaqua par surprise le Roi Thrór, se jetant tout feu et flammes sur la Montagne. En peu de temps, le Royaume sous la Montagne fut cendres et ruines, et la ville voisine de Dale dévastée de fond en comble ; mais Smaug pénétra dans la Grande Salle, et là prit ses aises sur un lit d'apparat.
Les parents de Thrór échappèrent en nombre au sac et à l'incendie de palais ; et le dernier de tous à se glisser hors des salles par une porte dérobée fut Thrór lui-même et son fils Thráin II. Ils s'en allèrent au Sud avec leurs familles et longtemps errèrent sous les nues. Les accompagnaient une poignée de proches et quelques fidèles partisans.
Bien des années plus tard, Thrór tout chenu à présent et miséreux, remit à son fils Thráin le seul trésor qu'il détenait encore, le dernier des Sept Anneaux, et puis s'en fut solitaire, avec un seul vieux compagnon nommé Nár. A propos de l'Anneau, il dit à Thráin, en le quittant :
"Voici de quoi fonder ta nouvelle fortune, bien que cela soit chose peu probable. Mais il faut de l'or pour gagner de l'or.
- Certes tu ne songes pas à revenir en Erebor ? dit Thráin.
- A mon âge, non point, dit Thrór, je te lègue, à toi et à tes fils, notre devoir de vengeance à l'encontre de Smaug. Mais je suis las de vivre dans le dénuement et d'encourir le mépris des Hommes. Je m'en vais voir ce que je peux trouver.
"
Et il partit mais ne dit point où.
L'âge, peut-être, et les malheurs lui avaient dérangé l'esprit, et ses sombres ruminations sur les splendeurs révolues de la Moria du temps de ses ancêtres ; et il se peut aussi que le Maître s'étant réveillé, l'Anneau ait retrouvé ses pouvoirs maléfiques, et qu'Il ait incité Thrór à de folles actions et à la destruction. Abandonnant le Pays de Dun où il vivait à l'époque, Thrór gagna le Nord en compagnie de Nár ; ils franchirent la Porte de Rubicorne et se frayèrent un chemin jusqu'à Azanulbizar.

Lorsque Thrór vint à la Moria, la Porte était ouverte. Nár le supplia de se méfier, mais il ne l'écouta pas, et entra fièrement comme qui vient reprendre possession de son légitime héritage. Et point ne réapparut. Longtemps, Nár se tint caché aux alentours. Un jour, il entendit un cri terrible ; puis retentit le cor, et on jeta un cadavre sur les marches. Pressentant qu'il s'agissait de Thrór, Nár se mit à ramper vers lui, mais une voix s'éleva de derrière la Porte :
"Approche donc, barbu ! On t'a vu ! Mais tu n'as rien à craindre aujourd'hui. Nous avons besoin de toi comme messager."
Nár se porta alors en avant, et trouva qu'il s'agissait en effet de la dépouille mortelle de Thrór, mais décapitée, la tête gisant loin du corps, la face contre terre. Et Nár était là agenouillé lorsqu'il entendit un rire d'Orc dans l'ombre, et la voix dit : "Les mendiants qui ne patientent pas aux portes, mais s'insinuent pour voler, voilà comment nous les traitons ! Et si d'autres de chez vous viennent fourrer leurs sinistres barbes ici, ils subiront même sort. Va donc les avertir ! Et si les gens de sa parenté désirent savoir qui à présent, est Roi ici-bas, le nom est là, écrit sur sa face ! C'est moi qui l'ai écrit. Je l'ai tué ! Je suis le maître !"
Nár retourna alors la tête et lut, marqué au fer rouge en runes des Nains afin que tous puissent déchiffrer, le nom AZOG. Et ce nom s'inscrivit depuis lors en lettres de flammes dans son cœur, et dans le cœur de tous les Nains. Nár se baissa pour prendre la tête, mais la voix d'Azog retentit :
"Lâche-le ! File ! Voici ton salaire, mendiant barbu !" Et il reçut de plein fouet une petite bourse contenant quelques menues pièces de peu de valeur.

Sanglotant, Nár prit la fuite, longeant la rivière Cours d'Argent, et se retournant une dernière fois, il vit que les Orcs, rassemblés devant la Porte, s'affairaient au dépeçage du corps, opérant à grands coups de hache, et lançant les morceaux aux noirs corbeaux alentour.
Tel fut le récit que Nár rapporta à Thráin, et lorsque Thráin eut pleuré son saoul, et qu'il eut arraché sa barbe, il fit silence. Sept jours durant, il demeura silencieux et ne souffla mot. Puis se leva et dit : "Voici qui ne peut se tolérer !"


Et commença la Guerre des Nains et des Orcs, guerre longue et terrible, les ennmis s'affrontant le plus souvent dans les entrailles de la terre.
Thráin envoya sur-le-champ des messagers chargés de relater les faits, au Nord et à l'Est et à l'Ouest, mais trois ans devraient s'écouler avant que les Nains n'aient rassemblé leurs forces. Les gens de Durin prirent les armes et d'importants renforts vinrent se joindre à eux, mandés par les Pères des autres Maisons ; car l'affront perpétré envers l'Héritier de la branche Aînée leur mettait à tous la rage au cœur. Lorsque tout fut prêt, ils attaquèrent et mirent à sac, l'une après l'autre, toutes les fortes places des Orcs, depuis Gundabad jusqu'à la Rivière des Iris. Les deux côtés se battaient avec acharnement et sans faire de quartier, et de cruels exploits de mort s'accomplirent et de jour et de nuit. Mais les Nains remportèrent la victoire, car ils étaient en nombre et munis d'armes imparables, et brûlait en eux le feu de la colère, et ils pourchassèrent Azog, le traquant dans toutes ses retraites souterraines.
Vint un moment où tous les Orcs qui avaient fui devant eux, se retrouvèrent sous la Moria, traqués par l'Armée des Nains qui parvint ainsi à Azanulbizar. C'était une vallée largement évasée entre les contreforts des Montagnes aux abords du lac Kheled-zâram, laquelle avait fait partie dans le passé du Royaume du Khazad-dûm. Lorsque les Nains aperçurent les portes de leurs anciennes demeures, ils poussèrent une immense clameur qui roula comme le tonnerre dans la vallée. Mais une puissante armée ennemie était postée sur les versants, et hors des portes affluait une multitude d'Orcs, des troupes fraîches tenues en réserve par Azog pour l'ultime affrontement.
Au début, la fortune des batailles fut contraire aux Nains ; car c'était un sombre jour d'hiver sans soleil, et les Orcs tenaient bon, et ils étaient plus nombreux que leurs ennemis et ils occupaient les hauteurs. Ainsi commença la Bataille d'Azanulbizar (ou dite, en langue-Elfe, "de Nanduhirion") dont le souvenir fait encore trembler les Orcs et pleurer les Nains. L'assaut initial, lancé par Thráin à la tête de l'avant-garde, fut repoussé avec pertes, et Thráin fut refoulé avec ses troupes dans un bois de hautes futaies qui à l'époque environnait encore le Kheled-zâram. Là tomba Frerin, son fils, et Fundin son parent, et bien d'autres, et Thráin et Thorin furent tous deux blessés (On raconte que le bouclier de Thorin fut fendu en deux, et qu'il le jeta au loin, et avec sa hache, abattit une branche de chêne et l'empoigna de la main gauche, pour se garder des coups que lui portait l'ennemi ou pour s'en servir comme d'une massue. D'où son nom Thorin Oakenshield, ou Thorin Ecu-de-Chêne). Ailleurs, la bataille demeura indécise, meurtrière de part et d'autre, mais en fin de compte le peuple des Monts du Fer fit pencher la victoire du côté des Nains. En effet, survenant sur le tard, les troupes fraîches des Náin, fils de Grór, revêtues de cottes de mailles, se frayèrent un chemin parmi les Orcs jusqu'au seuil même de la Moria ; et criant "Azog, Azog !" et brandissant leurs haches d'armes, ils abattaient tout ce qui se trouvait sur leur passage.
C'est alors que Náin, debout devant la Porte, s'écria d'une voix puissante : "Azog ! Sors donc si tu es là ! A moins que le jeu qui se joue dans la vallée ne soit trop brutal pour toi !"
Et s'avança Azog : c'était un Orc gigantesque, à la tête énorme coiffée de fer, mais une créature rapide et puissante. Et se pressaient à sa suite d'autres de même espèce, les guerriers de sa garde personnelle ; et comme ils s'attaquaient aux compagnons des Náin, Azog se tourna vers Náin et dit :
"Quoi ! Encore un mendiant à ma porte ! Dois-je te marquer au fer rouge toi aussi !" Et avec ces mots, il se rua vers Náin et ils luttèrent. Mais Náin était quasi aveugle de rage et recru de fatigue pour avoir tant combattu, tandis qu'Azog était frais et dispos, et mauvais félon de nature. A l'instant Náin frappa avec toute la force qui lui restait, mais Azog esquiva le coup et estoqua Náin aux jambes, et si puissamment que la hache se fendit sur la pierre où se tenait Náin, et celui-ci trébucha en avant ; prenant son élan, Azog le frappa alors si violemment au cou : le tranchant n'entama point le gorgerin mais le coup était si terrible que Náin eut les vertèbres brisées, et il s'effondra, mort.
Azog éclata de rire et il leva la tête, pour proclamer sa victoire ; mais le cri s'éteignit dans sa gorge, car il vit que son armée, dans la vallée, était en pleine déroute, et que les Nains massacraient - qui à droite, qui à gauche - tous ceux qu'ils trouvaient sur leur passage ; et ceux qui parvenaient à leur échapper fuyaient vers le Sud, et tout en courant, hurlaient d'épouvante. Et alentour les soldats de sa garde gisaient tous morts. Il fit demi-tour et se précipita vers le Portail.
Quatre à quatre, un Nain escalada les marches à sa poursuite, et il brandissait une hache écarlate. C'était Dáin Pied d'Acier, fils de Náin. Il rattrapa Azog juste devant le Portail, et là il l'abattit et lui trancha la tête. On tint cela pour un grand exploit, car Dáin était tout jeune encore, selon le comput des Nains. Et il avait devant lui une longue vie et maintes batailles avant que tout chenu et toujours invicible, il ne trouvât la mort dans la Guerre de l'Anneau. Mais tout intrépide et bouillant qu'il fût, on dit que se retournant et redescendant les marches, il était blême, la contenance grise, comme quelqu'un qui a éprouvé une épouvante indicible.


La victoire enfin assurée, les Nains rescapés se rassemblèrent à Azanulbizar. Ils prirent la tête d'Azog, et lui fourrèrent dans la bouche la bourse contenant la menue monnaie de la honte, et ils fichèrent la tête sur un piquet. Mais il n'y eut ni festin ni chansons ce soir-là ; car innombrables étaient leurs morts au point que les Nains survivants étaient incapable de chiffrer leur deuil. Tout juste la moitié d'entre eux, dit-on, pouvait encore se tenir debout, ou espérer se rétablir.
Néanmoins, au matin, Thráin se dressa devant eux. Il avait un œil aveugle et sans espoir de guérison, et il boitait, une jambe blessée ; mais il dit : "Voici qui est bien ! Nous avons remporté la victoire. Le Khazad-dûm est à nous !"
Ils lui répliquèrent disant : "Sans doute es-tu l'héritier de Durin, mais tout borgne que te voilà, tu devrais voir plus clair que cela. Nous avons fait la guerre pour tirer vengeance, et nous nous sommes bien vengés. Mais la vengeance est chose amère. Si c'est là une victoire, eh bien, nos mains sont trop petites pour en contenir le fruit."
Et ceux qui n'appartenaient pas au peuple de Durin dirent aussi : "Le Khazad-dûm n'était pas le Maison de nos Pères. Qu'est-il pour nous, sinon le lieu chimérique d'un trésor ? Mais à présent s'il nous faut nous passer du butin, et du prix-du-sang qui nous est dû, qu'on nous laisse retourner au plus vite chez nous, et nous n'en serons que plus contents."
Thráin se tourna alors vers Dáin et dit :
"Ceux de ma parentèle m'abandonneront-ils ?
- Non certes, dit Dáin, tu es le Père de notre peuple et nous avons versé notre sang pour toi, et nous le verserons encore. Mais nous n'entrerons pas au Khazad-dûm ; et toi non plus, tu n'entreras pas au Khazad-dûm. Je suis le seul dont le regard ait percé l'Ombre du Portail. Au-delà de cette ombre, elle est là, qui toujours attend : la Malédiction de Durin. Il faudra que le monde subisse de grands changements et que s'érige un pouvoir autre que le nôtre avant que les Gens de Durin puissent de nouveau occuper la Moria.
"
De sorte qu'après Azanulbizar, les Nains une fois se dispersèrent de par le monde. Mais tout d'abord, ils dépouillèrent soigneusement leurs morts afin que si les Orcs d'aventure revenaient, ils ne puissent trouver rien, là, à usage de butin, ni cottes de mailles, ni arme aucune. On dit que chaque Nain quitta le champ de bataille, courbé sous un lourd fardeau. Ils construisirent ensuite de nombreux bûchers et brûlèrent les corps de tous leurs parents, et on abattit quantité d'arbres dans la vallée qui devait demeurer dénudée à jamais. Et aussi loin que la Lórien, on put apercevoir l'âcre fumée du grand brasier (Traiter ainsi les morts faisait grand-peine aux Nains car c'était contre tous leurs usages. Mais il aurait fallu de nombreuses années pour leur ménager une sépulture coutumière, car ils avaient pour loi de déposer leurs morts, non point dans la terre, mais seulement dans la pierre. Aussi choisirent-ils le feu, plutôt que d'abandonner leurs proches aux bêtes ou aux oiseaux de proie ou aux Orcs-dévoreurs-de-charogne. Mais on honora la mémoire de tous ceux qui périrent à Azanulbizar, et jusqu'à aujourd'hui un Nain dira fièrement, de l'un de ses ancêtres : "C'est un Nain brûlé.").
Lorsque les furieuses flammes furent cendres, les alliés s'en retournèrent dans leur propre pays, et Dáin Pied d'Acier ramena le peuple de son père aux Monts du Fer. Là, face au grand pieu où était fichée la tête de l'ennemi, Thráin dit à Thorin Oakenshield : "Certains trouveront cette tête bien cher payée ! Pour elle, nous avons donné rien de moins que notre royaume. T'en retourneras-tu avec moi à la forge ? Ou iras-tu mendier ton pain au seuil des orgueilleuses demeures ?
- A la forge, répondit Thorin, le travail du marteau nous gardera au moins le bras solide, jusqu'à ce que nous ayons à manier de nouveau des outils plus acérés !
"
Ainsi Thráin et Thorin et les quelques partisans qui leur restaient (parmi lesquels se trouvaient Balin et Glóin) revinrent au Pays de Dun, et peu après, ils s'en furent errer en Eriador, jusqu'à ce qu'ils trouvent à s'établir en une terre d'exil, à l'Est de l'Ered Luin, au-delà de la Lune. Et durant cette période, la plupart des objets qu'ils forgèrent étaient de fer ; et cependant ils prospérèrent plus ou moins, et leur nombre lentement s'accrut. Mais comme l'avait dit Thrór, l'Anneau a besoin d'or pour engendrer de l'or ; et de l'or, ou de tout autre métal précieux, ils n'en avaient point, ou si peu.


De cet Anneau, on dira seulement quelques mots. Les Nains du Peuple de Durin croyaient qu'Il était le Premier des Sept à avoir été forgé ; et ils disaient qu'Il avait été donné au Roi du Khazad-dûm, Durin III, non pas par Sauron, mais par les Forgerons-Elfes eux-mêmes bien que sans nul doute l'Anneau véhiculât le maléfique pouvoir de Sauron qui avait contribué en personne à les façonner, tous les Sept. Mais quiconque possédait l'Anneau n'en faisait pas étalage et n'en parlait point, et rarement s'en départissait sauf à l'article de la mort, si bien que les autres ne savaient pas avec certitude qui en avait reçu la Garde. Certains pensaient qu'Il était resté au Khazad-dûm, aux tréfonds des sépultures royales, à supposer qu'on ne les ait point dérangés et pillées ; mais parmi les proches de l'Héritier de Durin, on croyait (à tort) que Thrór l'avait sur lui lorsqu'il avait eu la témérité de retourner dans la Moria. Et ce qui en était advenu, on l'ignorait, car on ne le trouva pas sur le cadavre d'Azog. Cependant, il se pourrait bien, comme le pensent les Nains à l'heure actuelle, que Sauron, par ses ruses artificieuses, soit parvenu à découvrir qui était en possession de cet Anneau, le dernier à demeurer libre, et que les malheurs singuliers des Héritiers de Durin aient été dus, pour une large part, à ses maléfices. Car les Nains s'étaient révélés indomptables par ces moyens-là. Sur eux, les Anneaux avaient pour seul pouvoir d'aviver leur convoitise de l'or et des biens précieux, de telle sorte que s'ils en manquaient, toute chose leur semblait de maigre profit et saveur, et ils étaient pleins de colère et du désir de tirer vengeance de ceux qui les en privaient. Mais dès leur venue au monde, ils appartenaient à une espèce capable de résister obstinément à toute tentative de domination. On pouvait les tuer ou les vaincre, mais non point les réduire à l'état d'ombres soumises à la volonté d'autrui ; et pour la même raison, leur vie n'était guère affectée par un quelconque Anneau, et leur longévité ne s'en trouvait ni écourtée ni accrue. Et Sauon haïssait d'autant les possesseurs de l'Anneau, et souhaitait les en déposséder.


Aussi bien est-ce peut-être, en partie, la Malignité de l'Anneau qui après quelques années rendit Thráin d'humeur inquiète et chagrine. Toujours le hantait la convoitise de l'Or. A la fin, ne pouvant plus y résister, il se prit à penser à Erebor et résolut de s'y rendre à nouveau. A Thorin, il ne dit mot de ce qui lui tenait à cœur, mais avec Balin et Dwalin et quelques autres, il se leva, fit ses adieux et s'en alla.
On ne sait pas grand-chose de ce qu'il advint de lui par la suite. On pense volontiers, à présent, qu'à peine avait-il pris le large, avec ses quelques compagnons, qu'il fut pourchassé par les émissaires de Sauron. Des loups le traquèrent, des Orcs le piégèrent, des Oiseaux de malheur offusquèrent son chemin ; et plus il poussait vers le Nord, plus se multipliaient les funestes incidents. Vint une nuit obscure où lui et ses compagnons erraient dans les régions au-delà de l'Anduin, et une pluie violente les força à chercher refuge sous les frondaisons de la Forêt Noire. Au matin, Thráin n'était plus là, et ses compagnons le hélèrent - en vain. Plusieurs jours durant, ils le cherchèrent, mais au bout du compte, abandonnant tout espoir, ils s'en furent retrouver Thorin. Bien longtemps après, on devait apprendre que Thráin avait été pris vivant et jeté aux oubliettes de Dol Guldur ; qu'on lui avait dérobé l'Anneau ; qu'en ce lieu il avait souffert la torture et qu'en ce lieu enfin il était mort.
Et c'est ainsi que Thorin Au-Bouclier-de-Chêne devint l'Héritier de Durin, mais un héritier sans espoir d'héritage. Lors du sac d'Erebor, il était trop jeune pour porter les armes, mais à Azanulbizar, il s'était battu aux premiers rangs des assaillants ; et quand disparut Thráin, il avait quatre-vingt-quinze ans, et c'était un Nain illustre et de fière allure. Il ne possédait pas d'Anneau et (peut-être pour cette raison) il paraissait satisfait de demeurer en Eriador. Et il travailla dur et s'enrichit tant qu'il put, et son peuple s'accrut des débris du Peuple de Durin, qui ayant entendu parler de son établissement à l'Ouest vinrent à lui dans leurs errances. Et voilà qu'ils avaient de nouveau de belles demeures dans les montagnes et abondance de biens dans leurs magasins, et leur séjour ne semblait pas si déplaisant, et malgré cela ils ne cessaient d'évoquer, dans leurs chants, leur languir du Mont Solitaire au loin, et du trésor, et les merveilles de la Grande Salle sous les feux de l'Arkenstone.
Et les années s'accumulèrent. Et dans le cœur de Thorin, les braises s'attisaient lorsqu'il ruminait l'injure faite à sa Maison et le devoir de vengeance dont il avait hérité à l'encontre du Dragon. Et tandis que résonnait la forge sous son puissant marteau, il songeait armes, armées et alliances ; mais les armées étaient dispersées et les alliances rompues et peu nombreuses les haches de son peuple ; et la rage au cœur il frappait le fer rouge sur l'enclume.


Mais survint une rencontre de pur hasard entre Gandalf et Thorin qui modifia les fortunes de la Maison de Durin, et eut d'autres conséquences plus grandioses encore. Un beau jour Thorin, revenant de voyage, s'arrêta à Bree pour la nuit. Et Gandalf s'y trouvait lui aussi. Il s'en allait visiter la Comté où il ne s'était pas rendu depuis une vingtaine d'années. Il était las, et voulait s'y reposer quelques temps.
Parmi nombres d'autres soucis, il s'inquiétait des dangers qui menaçaient le Nord, car il savait déjà à l'époque que Sauron préparait la guerre, et qu'il avait l'intention d'attaquer Fondcombe dès qu'il se sentirait assez fort. Mais pour opposer une résistance à toute tentative des Orientaux de regagner leurs territoires de l'Angmar et les passes septentrionales dans les montagnes, il n'y avait presque plus personne, hors les Nains des Monts du Fer. Car au-delà, c'étaient les terres désolées où rôdait le Dragon. Et ce dragon, Sauron pouvait l'utiliser avec une redoutable efficacité. Comment donc en finir avec Smaug ?
A cela justement réfléchissait Gandalf lorsque Thorin se présenta devant lui, et dit : "Maître Gandalf, je ne vous connais que de vue, mais aujourd'hui, je suis heureux de parler avec vous, car bien souvent, ces temps-ci, vous avez occupé mes pensées, tout comme si quelque chose m'enjoignait de venir vous trouver ; et je l'aurais fait si j'avais su où vous joindre."
Gandalf le contempla avec stupeur : "Voici qui est étrange, Thorin Ecu-de-Chêne, dit-il, car moi aussi, j'ai pensé à toi ; et bien que je sois en route pour la Comté, je songeais que le chemin passe non loin de tes somptueuses demeures.
- Somptueuses, dites-vous, répondit Thorin. Ce n'est qu'un pauvre logis d'exilé. Mais vous y serez le bienvenu, si vous daignez vous avancer. Car on dit que vous êtes sages, et en savez plus long que tout autre sur ce qui se passe dans le monde ; et j'ai bien des choses qui me tracassent et serai heureux d'avoir votre avis.
- Je viendrai, dit Gandalf, car je pense qu'un souci au moins nous est commun. Je songe au Dragon d'Erebor et je ne crois pas que le petit-fils de Thrór en ait perdu la mémoire.
"

Ailleurs, on relate ce qui résulta de cette rencontre : le plan singulier qu'ourdit Gandalf pour venir en aide à Thorin ; et comment Thorin et ses compagnons se mirent en route, quittant la Comté en quête du Mont Solitaire, et quelles conséquences imprévues et grandioses eurent leurs actions. Mais ici on évoquera seulement ce qui concerne directement les Gens de Durin.
Le Dragon fut tué par Bard d'Esgaroth, mais la bataille fit rage à Dale. Car les Orcs assaillirent Erebor dès qu'ils eurent vent du retour des Nains ; et à leur tête était Bolg, fils de cet Azog que Dáin avait tué dans sa jeunesse. Au cours de cette première bataille de Dale, Thorin Ecu-de-Chêne fut blessé à mort ; il expira, et on l'ensevelit sous la Montagne, la Pierre Arken reposant en son giron. Et périrent aussi au combat Fili et Kili, les fils de sa sœur. Dáin Pier d'Acier, venu des Collines du Fer à son secours, son cousin et aussi son héritier légitime, devint alors Dáin II, le Roi, et fut restauré le Royaume sous la Montagne, ainsi que l'avait souhaité Gandalf. Dáin devait se révéler un grand Roi, et sage aussi bien, et les Nains prospérèrent sous son règne, et recouvrèrent leur puissance d'autrefois.

A la fin de l'été de cette même année (2941), Gandalf parvint enfin à convaincre Saroumane et le Conseil Blanc d'attaquer Dol Guldur, et Sauron fit alors retraite et se retira au Mordor y chercher refuge, croyait-il, contre tous ses ennemis. Aussi lorsque la Guerre éclata, le principal assaut fut dirigé vers le Sud ; néanmoins, avec sa droite capable de porter au loin, Sauron aurait pu déchaîner bien des horreurs dans le Nord, si le Roi Dáin ou le Roi Brand ne lui avaient pas barré la route. Tout comme devait le dire Gandalf par la suite à Frodon et Gimli, lorsqu'ils séjournèrent auprès de lui à Minas Tirith. De tous ces évènements survenus au loin, Gondor avait eu vent, peu de temps auparavant.
"J'ai eu chagrin à la mort de Thorin, dit Gandalf, et voici qu'on dit que Dáin est tombé lui aussi, les armes à la main, dans la bataille de Dale, tout juste comme nous autres combattions ici même. J'y verrai une lourde perte, n'était-ce l'étonnement qu'il ait pu, dans son grand âge, manier encore si puissamment la hache de guerre, ainsi qu'on lé décrit, dressé tout debout au-dessus du corps du Roi Brand, devant les Portes d'Erebor jusqu'à la tombée de la nuit.
"Pourtant les choses auraient pu se passer bien différemment et tout cela être bien pire. Lorsque vous penserez à la grande Bataille du Pelennor, n'oubliez pas la Bataille de Dale. Pensez à ce qui aurait pu être ! Aux flammes du dragon et aux féroces corps à corps en Eriador, à la nuit sur Rivendell ! Et pas de Reine au Gondor. Et nous autres revenant victorieux et pleins d'espoir pour ne trouver ici que ruines et cendres. Mais cela fut évité - parce qu'un soir je rencontrais Thorin Au-Bouclier-de-Chêne, au seuil du primtemps, du côté de Bree. Une pure rencontre de hasard, comme nous disons en Terre du Milieu.
"

Dis était la fille de Thráin II. Elle est la seule femme du peuple des Nains à être nommée dans ces récits. Gimli dit que les Naines sont peu nombreuses, qu'elles ne forment guère qu'un tiers de la population. Elles s'éloignent rarement des villages sinon par grande nécessité. Et lorsqu'elles se déplacent, elles apparaissent par la voix, la figure et la vêture, si pareilles aux hommes de leur peuple, que les oreilles et les yeux des autres gens ne les peuvent distinguer. D'où cette opinion absurde, répandue parmi les Hommes, qu'il n'y a pas de femmes "naines" et que les "Nains sont engendrés par la pierre".
C'est en raison du petit nombre de Naines parmi eux que l'espèce des Nains ne s'accroît que lentement, et qu'elle se voit menacée dès lors qu'elle n'a point de demeure assurée. Car les Nains ne prennent qu'une seule épouse - ou époux - au cours de leur vie, et sont fort jaloux pour tout ce qui concerne leurs droits. De fait, ils sont moins d'un tiers à contracter mariage ; et quand au reste, il y en a qui désirent une femme-naine qu'ils ne peuvent obtenir, et n'en veulent point prendre une autre. Et nombreux sont-ils à ne pas souhaiter se marier, si grande est leur passion pour le métier qu'ils exercent.
Bien connu était Gimli, le fils de Glóin, car il fut l'un des Neuf Marcheurs qui parcoururent le monde avec l'Anneau ; et il se tint aux côtés du Roi Elessar durant toute la Guerre. Il fut réputé Ami-des-Elfes, en raison de la tendre amitié qui existait entre lui et Legolas, le fils du Roi Thranduil ; et de sa révérente admiration pour la Dame Galadriel.
Après la chute de Sauron, Gimli conduisit au Sud une partie du peuple des Nains d'Erebor, et là-bas devint Seigneur des Grottes Scintillantes. Lui et son peuple réalisèrent maintes grandes œuvres au Gondor et au Rohan. Ils forgèrent des Portes pour Minas Tirith, en acier en mithril, en remplacement de celles qu'avait brisées le Roi-Sorcier. Legolas, l'ami de Gimli, amena aussi dans le Sud des Elfes qui s'étaient réfugiés au Vert Bois, et ils vécurent en Ithilien ; et ainsi l'Ithilien redevint-il le bon pays, le meilleur qui soit en Terre d'Occident.
Mais lorsque le Roi Elessar se démit de son existence terrestre, Legolas céda enfin au désir de son cœur, et fit voile Outre-Mer.
Et voici une des dernières notes du Livre Rouge.
On a entendu dire que Legolas prit avec lui Gimli, le fils de Glóin, en reconnaissance de la tendre amitié qui fut la leur, plus tendre que toutes celles qui aient jamais existé entre un Elfe et un Nain. Si la chose est vraie, elle est étrange certes, car il est étrange qu'un Nain soit prêt à quitter la Terre du Milieu pour l'amour de quiconque, ou qu'un Eldar l'accueillît, ou que les Seigneurs d'Occident l'aient admis. Mais on a prétendu également que Gimli s'en fut ainsi dans l'espoir d'entrevoir à nouveau la beauté de Galadriel ; et il se peut que puissante parmi les Eldar, elle ait accordé cette grâce en sa faveur. On ne peut rien dire de plus là-dessus.

Le Seigneur des Anneaux - Appendice A - III